cancer
euse
amour
A Catherine TURLAN
26 décembre 1995
(Le cancer frappe – handicape sévèrement – chaque année plusieurs centaines de milliers de personnes en France. Plusieurs dizaines de milliers en meurent. Il a donc sa place au terme de ces réflexions sur le handicap. Il est abordé dans une perspective à la fois personnelle et synthétique que l’on peut formuler ainsi: Handicap absolu: la Mort; sa parade toute relative: l’Amour – l’amour fou, l’amour corps et âme, l’absolu amour).
Le sein, madame, dirent les médicastres
le sein, non on ne peut pas le conserver
on ne peut pas, dirent les médicastres
on coupa le sein
le sein droit
(heureusement je suis gauchère dit-elle)
mammectomie exérèse
on nettoya aussi tout alentour en élaguant quelques chaînes ganglionnaires dans le cas où
le cas où
le chaos de ces cellules qu’on dit folles
reprendrait du poil de la bête
(tapies dans les noyaux, les vrais, les seuls vrais noyaux, obscurs, profonds, du corps,
elles reprennent toujours du poil, ces échevelées, ces écervelées du dévergondage biologique)
le sein enlevé
la moitié droite de la poitrine est toute
plate
cela fait un large un vaste méplat que barre
en son milieu
une cicatrice longue nette propre
une belle cicatrice
disent
s’extasiant
les médicastres
sein en moins égale
handicaps en grappe
quelque chose se met à manquer dans le corps,
quelque chose qui fut un sein
mon sein mon sein comme tu t’accroches âprement
à ma cicatrice
pendu collé à ma poitrine plate telle une enflure
de fantôme
tu ne veux plus en démordre
tu mords et remords
tu ne veux pas tu ne sais pas tu ne peux pas
te faire oublier
annulé nul tu es
exérétique détruit effacé absent mort tu es
et tu es là toujours là à jamais là là à demeure
pour mordre et remordre et durer
remords remords remords
morsure inouïe cri agrippé de cette chose absente
de cette nullité,
et voici la forme entière du corps qui
se désarticule qui
à chaque instant s’écroule
morsure remords qui me ruine et me vide de moi-même
fuite éperdue de moi du sein de moi-même
de moi-seins
seins car sachez vous tous aux regards et mains d’insolence que quant aux
seins c’est déjà pas toujours facile d’avoir une paire de
seins une entière paire de
seins de beaux de surtout beaux
seins
seins gonflés du lait de la tendresse humaine
seins lourds de l’essentiel désir de toute étreinte humaine
seins que l’on voit triomphants dans la pierre et le papier
seins omniprésents aux balcons prodigieux de nos rêves
seins surplombant jusqu’au vertige
nos misérables pas
terrestres
mais comprenez une paire de seins avec
un en moins
une paire de seins plus
un en moins
plus un en moins entendez-vous
plus un en moins
là est le fond de la détresse
détresse de tous les instants
détresse enfilée au fil ininterrompu des jours et des nuits
détresse des éveils et des couchers
détresse de tous les moments entre
détresse enrobée maillée à toutes ces choses-là
pull tee-shirt robe corsage pièce de tissu
détresse horrible du simple petit maillot
moulé maillon d’enfer
allons allons on va tâcher tout de même d’y remédier
dirent les médicastres
ne sommes-nous pas grands maîtres ès remèdes
on a fait tellement de progrès dans le domaine de la dite chirurgie réparatrice et de la
reconstruction esthétique et de l’
embellification de la femme
on va vous rafistoler bricoler embellifier
un de ces petits clones de sein bien ressemblant
un p’tit frère p’tite soeur du pauvre sein oblitéré
on fait ça vous préoccupez pas avec des bouts de ventre des bouts de peau des bouts de gras et
si trop maigre
on pourra toujours bourrer avec un peu de farce
siliconesque
laisse dit-elle béton ces reconstructeurs gigolos
allez ciao
brave docteur méphisto
pour ton topo
si rigolo
soir de visite à l’hosto
six cents balles alignés recto
et merci mille mercis à notre dame de la
pitié toute salpêtrière
qui nous ordonnança médicalement pour une prothèse en plastique remboursable bien que juste un petit peu par la sécurité sociale qu’on sait menacée par les trous et notoirement par les trous de sein et ébranlée dans ses oeuvres pies par le gouffre de l’insatiable coquetterie féminine
ainsi acquîmes-nous à la pharmacie du coin le bel objet
le beau ready made tout moelleux
de couleur chair et de forme sein
oui
question consistance et question grain
il laissait beaucoup à désirer
mais on ne peut pas tout avoir à la fois le
sein
et la chair du
sein
et c’est le soutien-gorge qui s’épanouit de plaisir
à retrouver sa nostalgique symétricité
il suffit de glisser l’objet
sous
et les apparences sont suaves
(ici faute de frappe et le lecteur aura rectifié de lui-même lire sauves et non suaves – mais ça revient au même)
corsage et pull et robe n’ont plus honte de s’afficher
ils se portent comme le veulent les convenances
et il suffit ensuite rentrés à la maison de retirer d’un geste preste
l’informe masse
qui demeurera un moment gisant sur le lit la table le bureau un siège
informe
qui nargue
qui donne sa forme atroce
à l’ordinaire de la souffrance
vide visqueux dérision inerte lourde et molle mort posée
là
(prothèse
je te retrouve restée en rade machin minable érigé en
prodige rare
et même unique
si ne rivalisait avec
la pimpante perruque
dans ce tiroir de la commode où traînent et s’entêtent les odeurs sèches transcendantales de son corps-splendeur faufilées dans l’amoncellement intouchable à s’y brûler des tricots slips soutiens-gorge qui me massacrent à feu doux et paisible
et
de mes larmes amères intarissable dégorgement de souffrance
prothèse
je te refais présente pour faire fructifier à frais toujours neufs toujours à vif cette mort d’elle qui n’en finit pas dedans moi de germer)
et maintenant le dire vite très vite avant que ne
s’effacent
les images effarantes les sublimes figures
furent
des jours furent
des heures furent
en vrai des secondes de bonheur
de pur
de nu
bonheur quand nous allions par les rues
et déambulions dans les parcs
et courions sur les plages
prothèse matée mutilation radiée
le corps
retrouvait des plénitudes secrètes
une essence parfaite retenue radieuse en ton âme -amour
il fallut apprendre
apprendre nous avons appris à louvoyer à travers
terrreurs et abîmes à travers
ruines et chutes
nous avons appris
à faire rimer rime riche luxueuse
cancéreuse
amoureuse
quelle simplicité
poser ma main sur le plat de ta poitrine
le plat des côtes disais-tu imparable rieuse
et dans la cascade frêle de ton rire se trouvait prise au piège l’irrécusable horreur
j’avance ma main sur le plat de ta poitrine
tu poses ta main sur ma main
tu appuies
en force et en douceur
je sens
par ton désir porté
la peau un peu froide des côtes et
le sillon cicatriciel et
le virage fragile de l’aisselle
acolytes nos mains au bord du gouffre poussent leur défi
par la blessure du sein mutilé
qui refuse repousse renie
l’amour l’absolu amour
fait son entrée impérieuse et légère
fantastique insurrection
qui soulève et exalte tous les reliefs du corps
qui en recreuse tous les creux pour lui ouvrir
ô corps de misère et de gloire
de nouveaux et inouïs vertiges
corps d’amour
plus amour et plus corps
par ce même vide atroce
qui nie le corps et l’amour
corps d’amour qui est corps total et absolu amour
amoureuse
cancéreuse
plus cancéreuse chaque jour tu nous mourais de la plus laide mort
plus amoureuse chaque jour tu nous renaissais à la plus ineffable vie
rien que
simplement prendre par l’épaule
simplement prendre par le bras
simplement prendre par la main
simplement prendre par la taille
et un peu plus bas la hanche divine
et encore prendre et reprendre sans l’ombre d’une lassitude
chaque partie de ton corps
pour la peler
pour l’épeler
pour l’appeler
à la plus plate et plus haute des jouissances
mais où donc étions-nous aller chercher tout cela dites
quelle est donc cette voie
percée dans la souffrance
extrême du corps
qui nous mène jusqu’au nerf même du vif
qui nous porte en deça de l’ADN brute granulation
au delà de l’âme humaine pâlotte figure
Cancéreuse
amoureuse
le cancer célébre
à même le corps meurtri
les incroyables noces du réel et du sublime
le dire vite cela
vu que
le crabe-haine jamais ne lâche sa proie
et que longtemps s’étendit le temps des odieuses
noces chimiques des chimiothérapies moulinant gangreneuses leurs sournoises infernales moutures
noces amères
noces de sang
sang pris en otage
sang cible
pour batteries de drogues
substances de la mort administrée se ruant avec une aveugle fureur sur toutes les structures cellulaires
autant saines que malignes
arrachant tout le bon et le mauvais sur leur passage
sang marié par violence à la mort
sang violé abîmé vicié nocif
sang mis à mille morts imminentes ajournées réitérées perfusées
léthales litanies de tant de noms charmeurs auxquels nulle larme jamais ne fit défaut
porteurs ces noms
d’indicibles souffrances de handicaps tous terrains
handicap du tenir son corps sa têtes ses jambes
handicap du sentir du regarder le monde
handicap du boire et du manger
handicap du parler du respirer
handicap du pisser du chier
handicap d’être humain
handicap d’aimer
handicap d’être
handicap
nu
sataniques noces du sang
je livre ici la disgrâce des noms
adriamycine adriblastine ametycine
cinq fluorouracil cisplatyl endoxan
farmarubicine holoxan
navelbine nolvadex novantrone
vepeside
n’omettons pas le coûteux le luxueux taxol issu des ifs du Pacifique
et bien sûr les cohortes auxiliaires
clastoban kytril megace mesna
solumedrol zofren
et autres comparses noyés dans les flux
voraces goulus dévorateurs de cellules
chimio les cheveux
tombent
s’éparpillant d’abord sournois sur l’oreiller
puis venus en flottaisons narquoises dans l’eau du bain
puis se défilant par plaques entières sous le peigne la brosse et sinistrement dans la main
chute de cheveux
chute de soi-même
chute de vie
abîme
face à quoi
nous prîmes les devants
je te rase le crâne
je mets moi ton crâne à nu
affolant cet amour qui
croît
s’exhausse
fait éclater toute limite à mesure que fond sur moi le nu de ton crâne comme si tu venais vers moi venais à moi dans une seconde naissance, renaissance d’un amour qui affronte et défie toute mort
crâne maintenant nu et net
si nu si net qu’il est comme le cri muet de tout ton corps en sursaut en révolte
crâne nu
neuf terrifiant fabuleux territoire
pour l’insatiable de l’amour
mes yeux mes doigts mes lèvres l’explorent s’en repaissent
à pleines paumes je le tiens et le porte
pour parfaire un plein acte d’amour
sous le nu du crâne
comme l’ossature s’affine porcelaine comme
frêle fragile vulnérable est ton visage translucide illuminé de femme
amoureuse
cancéreuse
voluptueux nu du crâne
pour résister aux serres de la perruque infâme
sur ton ossature qu’affûte la maigreur
mes mains connaisseuses désireuses de toi recomposent la forme splendide inoubliée de ton corps
je me creuse pour t’accueillir lovée légère en moi
je me fais enceint de toi
tu redeviens l’enfant de mon désir
toi la matricielle innombrable de tout ce qui m’échoit
de tout ce que je suis
de tout ce que
maintenant
je fus
quand vint l’heure où tu jugeas qu’il convenait
de s’en aller
sachant ô ma lumineuse que nul absolu
fût-il amour
ne pouvait prévaloir
dans la grâce simple nue de l’adieu
face
à ce ciel inouï de Gonesse
qui
en cette soirée de fin décembre
sous de tremblants et soyeux éclats
croissait en noirceur
tu as prononcé ces paroles
qui
laissant soeurs et frères humains indemnes de toute faute
ouvraient le monde et son néant:
“Offrande de mes douleurs au vide sidéral”.
Roger Dadoun
juillet 1996, au septième mois de la mort
publié dans Société, Ethique et Handicap, Grems, Ari, sous la direction de Roger Dadoun, Marseille, 1996.